lundi 25 juillet 2016

Ne jouons pas avec l'Etat de droit


Je veux aujourd'hui partager une tribune publiée par mon ami Jean-Jacques Urvoas, Garde des Sceaux et ministre de la Justice.

A ses côtés dans l'hémicycle dans la nuit de mardi à mercredi dernier en tant que rapporteur du projet de loi prorogeant l'état d'urgence consécutivement à l'attentat de Nice, chargé de répondre avant le gouvernement au nom de la Commission des lois aux mêmes interpellations d'une partie des députés de l'opposition, j'ai ressenti la même chose que lui. Ses mots auraient donc pu être les miens.

Je tiens aussi à dire que l'expression de ce ressenti ne remet en rien en cause la qualité du travail juridique que j'ai pu mener avec mon homologue du Sénat, qui n'appartient pas à ma famille politique, mais qui est, tout comme moi, attaché aux valeurs de la République, ce qui nous a permis de trouver un accord entre les deux chambres pour voter cette loi, dans des termes identiques et conformes à notre droit.
 

"Je n'ai pas aimé les débats qui se sont tenus à l’Assemblée nationale durant la nuit de mardi à mercredi dernier. Pour la première fois depuis que j’ai pénétré dans cet hémicycle en 2007, je m’y suis senti mal à l’aise. Il m’a semblé qu’un point de bascule s’y était produit, une limite venait d’être franchie, que quelque chose venait de rompre.

Les députés étaient réunis pour débattre et décider de la prolongation de l’état d’urgence. L’enjeu était important et le moment solennel comme en témoignait le nombre des parlementaires présents durant tous les échanges qui durèrent jusqu’à 5 heures du matin. La tension était vive, les paroles souvent fortes, les interpellations parfois excessives marquant ainsi, sans doute, la résonance de l’émotion qui a étreint le pays depuis le carnage de Nice.


J’avais – hélas – déjà ressenti une telle ambiance lourde. Les murs de cette noble enceinte gardent de nombreuses traces, y compris durant l’actuelle législature, d’attaques outrancières et de philippiques rageuses. Mais pourtant cette nuit-là fut différente.

En effet, pour la première fois, c’est le cadre même de nos débats qui a été moqué. Ce sont les fondements de notre vie publique qui ont été méprisés, les règles qui garantissent la paix publique qui ont été contestées.

Ainsi cherchant à réfuter avec rigueur des amendements déposés par l’opposition, j’ai été confronté à une franche, déterminée et sourde hostilité. Voulant expliquer qu’à mes yeux, les propositions avancées étaient manifestement entachées d’inconstitutionnalité, une puissante bronca s’est immédiatement élevée dans les rangs des députés conservateurs qui grondèrent avec colère « Et alors ? ». Spontanément, venus de nombreux bancs, les mêmes mots étaient rageusement choisis pour contester la force jusque-là partagée de la norme constitutionnelle.


Cela n’aurait pu rester qu’un incident, un égarement explicable par l’âpreté des débats. Mais la même dureté se répéta à chaque fois que je me référais à la jurisprudence de notre Cour suprême ou à celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Les bornes du droit que j’avançais étaient ainsi systématiquement, presque brutalement, rejetées comme illégitimes.

Foin du droit, voulaient-ils me dire, foin même de la constitution, les circonstances exceptionnelles exigent selon eux une exception aux principes fondamentaux garantis par notre constitution… C’est cette transgression qui m’a heurté et laquelle je veux répondre.

Résister, ce n’est pas se renier. C’est au contraire, dans l’épreuve, réaffirmer avec force à la face du monde que nous ne consentirons jamais, quelles que soient les circonstances, à brader les principes intangibles qui fondent notre système démocratique.


Cette nuit-là, j’ai pensé au Royaume-Uni qui, seul, en 1940-1941, soumis au bombardement quotidien de ses villes, sut s’opposer avec succès à la coalition des totalitarismes nazi, soviétique et japonais, sans jamais renoncer à l’Etat de droit.

La droite française est-elle à ce point désemparée pour que le joyau que les britanniques sont parvenus à préserver dans un contexte autrement plus dramatique constitue pour elle un obstacle rédhibitoire dont la pression des événements exige la levée ? Quel aveu de faiblesse ce serait et quel triomphe, surtout, pour nos ennemis !

Nourrie de la conviction que la sécurité de nos concitoyens doit prévaloir sur toute autre considération, « Les Républicains » s’affranchissent de toutes les règles juridiques forgées par des années de respect du cadre constitutionnel et conventionnel.

Ils veulent par exemple, sur décision administrative, « placer dans un centre fermé ou assigner à résidence avec un bracelet électronique pour une durée qui devra être portée à trois mois » « tous ressortissant français ayant des connexions, directes ou indirectes, avec un groupe terroriste ».

Ils en oublient ainsi les enseignements de l’histoire qui conduisent immanquablement à se défier de telles options, aussi séduisantes puissent-elles fugacement apparaître à certains. Sous l’ancien régime, le recours immodéré aux lettres de cachet a contribué à déchaîner la libératrice révolution française. Pareillement, les lois des suspects adoptées sous la terreur jacobine (1793) et sous Napoléon III (1858) auront durablement flétri ces périodes de notre histoire. Ne se rendent-ils pas compte que décider de la dangerosité supposée, sur la base de la seule volonté du prescripteur, ouvre la porte à toutes les dérives ?


La colère obstrue le raisonnement et l’émotion éteint la conscience. Mais je crains que les expressions publiques de nombreux responsables de l’opposition ne s’expliquent pas ainsi. Les dénigrements contre les contraintes posées par la constitution révèlent en réalité une plus grande confiance dans la force que dans le droit. Et de tels expédients ne font honneur ni à ceux qui proposent d’y recourir, ni aux peuples qui accepteraient de les tolérer. Ils sont, de surcroît, parfaitement inopérants, voire contreproductifs et ne servent au final que les intérêts de ceux qui prétendent nous terroriser.


Dans une démocratie moderne qui ne peut se conjuguer qu’avec l’État de droit, c’est-à-dire un système institutionnel dans lequel les pouvoirs publics sont soumis au droit, c’est la hiérarchie des normes juridiques qui garantit la protection des citoyens. Les décideurs ne peuvent agir qu’en conformité avec ces normes, afin d’éviter que le bon plaisir des uns ou les peurs des autres remplacent l’autorité de la loi. Faire de l’arbitraire un guide pour l’action, c’est omettre qu’il s’agit d’une arme dont le grand nombre de tranchants coupera fatalement les doigts de ceux qui la manient.


L’Etat de droit et la démocratie, les fondements même de la République, voilà ce que veulent abattre les terroristes. La responsabilité politique face à cette pression, c’est de maintenir coûte que coûte ce précieux bien commun, la racine même du vivre ensemble.


L’histoire démontre que ceux qui cèdent aux sirènes du populisme dans ces périodes sombres nous ont conduits au désordre et au chaos. Alors aujourd’hui comme hier, ne cédons pas sur nos valeurs, ne cédons pas sur l’Etat de droit, ne cédons pas sur la République.
"

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